Mady Ménier
Professeur émérite de l’Université Paris I-Sorbonne
Conservateur des Musées nationaux
Conservatrice du Musée National d’Art Moderne
Catherine Fourniau, la vérité en sculpture
Dialogue à voix basse de l’heure quotidienne avec l’éternité — Rainer Maria Rilke
Catherine Fourniau a trouvé son climat et son lieu dans un grand souffle de liberté où elle ne pose plus des gestes de transgression mais puise à des sources toujours aussi vives, à ses yeux. Les matériaux n’ont même pas pour elle de "vocation formelle". Sous ses mains, tous ont vocation à l’existence dans l’œuvre où ils prennent forme et sens. Matériaux de la nature, matériaux de notre culture, avec leur charge esthétique et émotionnelle, ou à l’inverse, employés à contre-emploi. Matériau unique, élu comme seul pertinent à tel travail ou au contraire, devant se conjoindre à deux, à plusieurs autres, pour y fonder l’unicité d’une œuvre. Matériaux récupérés ou créés de toute pièce, substance et fruit du bricolage si justement réhabilité par Lévi-Strauss, tous sollicitent une réceptivité hors-pair pour qui trouve son chemin dans la création, création multiforme que rien ne contraint. (...) Orphée, figure de bronze aussi, posée sur un marbre, contredit aux innombrables référents culturels attachés à ces matériaux millénaires du sculpteur fléchissant ne se dresse pas au centre d’un socle, il est décentré dans l’espace, immense à son échelle, de la terrasse de marbre, celui noir ; si dur, que le Moyen Âge employa souvent pour les tombeaux et qui se perçoit là aussi comme indestructible et désolé, espace et temps du deuil sans fin.
La liberté est-elle la substance même de la création de Catherine Fourniau ? Oui mais tout autant la vérité qui nous fait libre mais garde de l’errance. Il semble ainsi que la virtus singulière de chaque matériau la sollicite de plus en plus dans son œuvre récente (...). Maison d’âme porte à son sommet l’étreinte de deux petits personnages de bronze enlacés sous deux grands arbres qui ne dispensent nul sentiment d’abri ou d’ombrage. Bien plutôt répondent-ils et prolongent la rude matérialité du bois de deux traverses de chemin de fer dressées verticalement, tenues par de solides boulons très présents non sans que s’ouvre entre elles un vide, une faille (...). Mais ce bois rude et pauvre se vêt par places d’incarnat et d’or. La sculpture de Catherine Fourniau ne se peut telle sans frontière, sans interdit, tire sa force d’assumer ce qui en est "l’être vif" : art statique, art mutique, art le plus matériel qui soit.
C’est par son statisme qu’elle lui fait souvent donner à voir ce qui est de l’ordre du transitoire, de l’incertain, du changeant. La barque est depuis quelques années un thème privilégié. Barque de Charon ? Une forme humaine qui y est étendue fait écho aux sarcophages sculptés il y a quelques années. (...) L’une d’entre elles aux formes simplifiées et ramassées perpendiculairement rejoint l’immémorial schème de la croix, fortement connoté dans notre civilisation (...). Mais sur une autre encore, portée haut par un bois marqué, (...) un bel arbre s’ébroue, vent debout, don et hommage à un homme âgé qui lui est cher. (...) La Barca dei ricordi sur son socle coloré, riche comme le souvenir. Catherine n’a pas cherché à faire traduire la sculpture, en la violentant, le mouvement. Bien d’autres l’ont fait. Elle, nous tient à un moment, un seuil, un passage.
C’est parce que la sculpture est un art mutique que la sienne ne discours jamais, ses signes ne se composent pas en langue (...). Si son art est un langage, il est le sien qu’elle n’impose ni ne découvre. Tout chez elle peut se métamorphoser, s’inverser sans que s’en affaiblissent la pertinence et la portée (...). Comme tout grand art, le sien est à recevoir en don gratuit et personnel, en ce qu’il s’adresse à nous dans le quotidien de chacun, dans l’histoire qui nous est commune. Nous fléchirons un jour comme Les Fusillées, nous fléchissons à peine nés. (...) Mais La Petite Femme, aux formes presque semblables, bien droite sur son socle de tout l’aplomb de ses flancs de Vénus aurignacienne, fait mémoire de la lointaine mère africaine, commune à toute l’humanité, par qui la vie perpétuée a fait chacun de nous ce que nous sommes aujourd’hui.
Sa sculpture, toujours, affirme sa matérialité. Mais comme le miroitement du matériau fonde chez elle celui des signes et de leur sens, ce à quoi nous introduit la force de sa présence est l’invisible et l’immatériel tout autant que l’éphémère. Une des plus massives de ses sculptures (Passage), un bloc de pierre grise marqué de rares entailles rectilignes, ne porte au sommet qu’une mince silhouette rectiligne prenant appui sur un bâton. C’est par son silence, lié à sa matière si dense qu’il s’impose comme périssable. Moins que personne Catherine Fourniau laisse oublier que c’est dans l’Ailleurs qu’est l’art, que nous rencontrons l’Autre, que, sans lui, nous serions restés à nous-mêmes. Par le volume, par le poids gardés si visibles se dévoile le mystère qu’est toute présence et comme le grand musicien Henri Dutilleux a titré une de ses œuvres, "le mystère de l’instant".